09 mai 2011

Réflexions intimes

Depuis un certain temps, une question me trotte dans la tête sans que je puisse vraiment la formuler. Je me la suis posée en repensant à deux scènes issues d’œuvres de fiction. La première est tirée de L’Homme invisible, de H. G. Wells, la seconde de la série Heroes — on a les références qu’on peut…

Dans les deux cas, le personnage à l’origine de mon interrogation est un homme qui possède la faculté de se rendre invisible : le docteur Griffin dans L’Homme invisible et Claude Rains dans Heroes. Tous deux ont pour point commun d’éprouver un certain mépris pour le genre humain. Étant, en effet, capables de surprendre les gens dans leur intimité, ils ont plusieurs fois eu l’occasion de constater un décalage de comportement de leur part selon qu’ils s’expriment en public ou en privé. D’après eux, nous ne serions que des hypocrites lorsque nous nous trouvons face aux autres, et ne révèlerions notre vraie nature que lorsque nous nous croyons à l’abri des regards.

Impossible de ne pas reconnaître au moins un fond de vérité à cette assertion. Il est indéniable que l’on fait plus attention à ce qu’on dit d’une personne quand on est en face d’elle, par exemple, ainsi il est rare qu’on déclare à quelqu’un qu’on n’apprécie pas ce qu’on pense de lui. Ou même qu’on évoque les défauts d’un ami en le regardant dans les yeux, alors qu’on ne se retient pas forcément de le faire dans son dos. Sommes nous pour autant « faux » lorsque nous sommes en face des gens ? Est-ce que nous nous forçons à adopter une attitude face à eux, à porter un masque qu’on ôte sitôt qu’on en a l’occasion ?

Si j’ai tendance à penser que, effectivement, nous agissons différemment en public et en privé, je pense, contrairement aux deux personnages cités précédemment, que le visage que nous affichons dans l’intimité n’est pas forcément celui qui se rapproche le plus de notre vraie personnalité, et que c’est parfois même l’inverse.

On se laisse souvent aller, quand on est seul — ou, du moins, quand on se croit seul. On décompresse, on laisse libre-cours à ses pensées, on ne filtre plus. On râle un bon coup contre quelqu’un qui nous a énervé, même si c’est un ami qu’on apprécie en temps normal, alors qu’on n’a pas osé le faire en face de lui, pour ne pas le blesser. Une fois seul, en revanche, on peut se défouler sans que ça prête à conséquence.

C’est là le point important, à mon avis. Dans l’intimité, on ne risque pas de blesser qui que ce soit. En revanche, à partir du moment où nos actes ont une conséquence, il convient de les mesurer. Dans le premier cas, on peut se laisser aller sans réfléchir (la connerie est la décontraction de l’intelligence, disait Gainsbourg), dans le second cas, il faut choisir si on se laisse aller ou si on maintient le contrôle.

Or, je pense, ce sont nos choix qui déterminent qui nous sommes. J’aime imaginer l’être humain comme une composante de trois éléments : le corps, le cœur et l’esprit. Et je pense que ce sont essentiellement les deux derniers qui nous définissent. Un choix demande une réflexion, une action de l’esprit. Gueuler un bon coup n’est qu’un besoin naturel exprimé par le corps. On ne peut pas s’empêcher de ressentir certaines choses, par contre, on peut choisir d’y prêter attention ou pas. C’est ce choix, je pense, qui détermine vraiment qui nous sommes. Mais il est difficile d’aller tout le temps contre ce qu’on ressent, c’est pourquoi on a parfois besoin d’ouvrir les vannes et de décompresser lorsque l’on est seul. Lorsque, comme je l’écris plus haut, on ne craint pas les conséquences.

Imaginons que je sois au téléphone avec une personne que j’aime beaucoup. Cette personne ne va pas bien et a besoin de parler. Ça tombe bien, je suis là. Problème : il est très tard, je suis complètement crevé et je n’aspire qu’à aller me coucher. Je reste, pourtant, par amitié. Peut-être qu’en raccrochant, je pousserai alors un gros soupir de soulagement… Mais ce ne sera que la manifestation de ma fatigue, que je pourrai enfin libérer.

Ce n’est, bien sûr, pas pour ça qu’on n’est pas hypocrite lorsque l’on parle à quelqu’un (prenez les hommes politiques…), je pense simplement qu’on ne peut juger quelqu’un sur ce qu’on peut surprendre de lui dans son intimité. Je doute fort que quiconque ait un jour écrit sur moi dans son journal intime, mais si c’était le cas et que le hasard me faisait tomber sur ces lignes me concernant, il est très probable qu’elles ne me plairaient pas forcément. Devrais-je m’en sentir vexé ? Je ne pense pas… Ou plutôt, je sais que je ne devrais pas me fier à ces mots. Ils seraient peut-être l’expression de ce que pense vraiment la personne, ou juste un ressenti qu’elle aurait eu besoin de coucher sur le papier. Il y a une telle scène dans Le Journal de Bridget Jones — je continue dans les références hautement culturelles… Vers la fin du film, l’homme dont Bridget est amoureuse (pardonne-moi, Connie, j’ai oublié son nom) tombe sur des pages de son journal sur lesquelles est écrit plusieurs fois « I hate him! ». Aïe… Sauf que ces mots ne reflètent nullement ce qu’elle pense (ni ne pensait) réellement, ils ne sont que l’exutoire de la frustration de Bridget à un moment donné. D’ailleurs, Mark Darcy (ça y est, j’ai retrouvé son nom, merci Wikipédia) le comprend très bien, heureusement pour elle.

En résumé, le décalage de comportement entre la sphère public et privée n’a, pour moi, pas que l’hypocrisie pour seule et unique cause possible. Le fait est qu’on ne peut pas savoir. L’intimité n’est pas un terreau plus propice à la sincérité que n’importe quel environnement social car, à mon sens, ce ne sont pas nos pensées, nos sentiments ou nos émotions qui décrivent ce que nous sommes, mais ce que nous faisons de ces pensées, de ces sentiments ou de ces émotions.

19 mars 2011

Retour

À plusieurs reprises, dans des moments où l’espoir allait voir ailleurs si l’herbe était plus verte, je suis venu me réfugier en ce lieu, y laisser une empreinte de mes pensées.

Je tiens un journal que je suis le seul à lire et la plupart du temps c’est à ses pages que je confie les fruits (amers) nés des ombres de mon cœur. Quelques fois, cependant, j’ai transgressé cette règle en m’épanchant en cet espace public — si tant est qu’on puisse qualifier de public un blog dont les doigts d’une seule main suffisent à en compter les lecteurs réguliers, lecteurs que je pense tous connaître (peut-être me trompé-je ; j’en serais surpris).

Or, doucement, j’en suis venu à m’interroger sur les conséquences de tels messages, écrits à l’encre triste. La plus immédiate, c’est qu’ils me font du bien et c’est évidemment la raison pour laquelle je choisis de les laisser passer la frontière de mon intimité, au-delà de laquelle ils puisent leur vertu cathartique. Mais je ne peux m’empêcher d’en ressentir une certaine gêne, une fois l’effet thérapeutique passé. Je ne suis pas sûr de savoir pourquoi. Peut-être tout simplement l’image que ces mots peuvent renvoyer de moi. Non qu’elle soit fausse, et c’est, d’ailleurs, peut-être bien le problème…

Quelle que soit la réponse, je préfère désormais garder pour moi ces réflexions. C’est peut-être une mauvaise idée, je verrai bien… J’ai commencé par faire un passage dans les archives de Labyrinthe pour y retirer les messages de ce type. J’en ai toutefois laissé quelques uns, car la mélancolie m’inspire parfois de jolis textes…

Peut-être, qu’un jour, j’aurai d’autres sources d’inspiration.

22 décembre 2010

La Roue tourne…

Il y a quelques années, peu de temps avant de partir étudier en Irlande, j’ai découvert, un peu par hasard, une série de romans méd’ fan’ intitulée « La Roue du Temps ». Très vite, je suis tombé sous le charme. Pas aussi lent à démarrer que Le Seigneur des Anneaux, le récit faisait néanmoins la part belle à de longues descriptions mettant petit à petit en place l’histoire, les personnages et l’univers, imprimant un rythme tranquille aux premiers chapitres et créant ainsi une empathie naturelle entre mon monde intérieur et ce monde de papier.

Au début de l’histoire, les habitants d’un village se préparent à célébrer la grande fête annuelle de Bel Tine. La description des préparatifs, l’enthousiasme des personnages à l’approche du jour J et devant l’arrivée d’intrigants visiteurs étaient si bien retranscrits et si communicatifs que, bien que je savais pertinemment que ce décor insouciant ne pouvait pas ne pas s’écrouler, j’en venais à désirer que la fête ait néanmoins lieu, comme si j’allais en faire partie. Bien sûr, tout bascule, et la nuit qui précède (Winternight, la Nuit de l’hiver), d’étranges et maléfiques créatures, mi-hommes, mi-bêtes, attaquent le village et les fermes environnantes, dont celle d’un homme et de son jeune garçon, Rand, le futur héros de l’épopée. À nouveau, la narration, haletante, la manière dont sont décrites les pensées et les émotions transmettent presque contagieusement à travers et au delà des pages la sensation de rupture, l’angoisse et l’impatience de découvrir ce qui va suivre.

Le lecteur accompagne alors les protagonistes de l’histoire dans une quête qui les mènera au quatre coins du monde imaginé par Robert Jordan, qui prend plaisir, dans ce premier tome, à disséminer ça et là, par petites touches, les pièces qui constitueront son incroyablement riche univers. Arrivé à la fin du premier volume de l’édition française (soit la moitié de l’édition originale) et profitant de ma présence en terre anglophone, j’ai alors naturellement commencé à acheter les livres dans la langue de Shakespeare, continuant une fois rentré en France. C’est à ce moment que j’ai appris le décès du père de The Wheel of Time, et craint un bref moment que l’histoire ne soit jamais achevée. Mais, se sachant condamné, Robert Jordan (atteint d’amylose), avait eu le temps d’écrire une partie de la fin et de rassembler suffisamment d’éléments pour qu’un autre que lui puisse mener à terme la saga, de la façon dont il l’avait imaginée. C’est finalement à Brandon Sanderson que cet honneur fut échu, et sur les trois livres qui restaient à écrire, deux sont sortis. Le dernier en date, Towers of Midnight, est paru il y a un peu moins de deux mois et j’ai fini de le lire il y a quelques jours. C’est ce qui m’a donné envie de parler un peu de cette saga hors du commun.

Comme je l’écris plus haut, l’univers est riche, très riche. Chaque pays, chaque culture est extrêmement détaillée, à tous les niveaux : nourriture, vêtements, monnaie, politique, langue, traditions… Tout est décrit, mais, et c’est là l’une des grandes forces de l’auteur, jamais de manière directe ou didactique. La découverte d’une culture ou d’un nouvel aspect de cette culture s’harmonise toujours avec le récit, parfois à travers les pensées ou les réactions d’un personnage, parfois sans vecteur ; la description de la scène ignore alors le lecteur, le plaçant de ce fait dans la position d’un observateur privé de guide, forcé d’assimiler le monde qui l’entoure par l’expérience, comme un voyageur partant à la découverte d’un nouveau pays finit par perdre son sentiment d’exotisme initial à force d’observer au quotidien cette culture étrangère.

On retrouve un peu cette façon de considérer le lecteur comme un observateur plutôt que comme un spectateur dans la manière dont sont traitées les pensées des personnages. Chaque scène est vécue à travers les yeux d’un des protagonistes. Or, tous possèdent un caractère bien à eux, qu’on prend beaucoup de plaisir à découvrir ou redécouvrir. Il est ainsi particulièrement savoureux de se délecter de la mauvaise foi dont certains peuvent parfois faire preuve. Souvent, aussi, le lecteur est le témoin impuissant d’une incompréhension mutuelle entre deux personnages ou deux groupes de personnages. On aimerait, dans ses moments là, avoir le pouvoir d’agir pour ramener chacun à la raison, par crainte des conséquences, d’une issue néfaste. Car on s’attache rapidement aux personnages. C’est un autre aspect de la richesse de cette œuvre : leur nombre, énorme (le site WoT Encyclopædia en recense 1180 jusque là !), et surtout la manière dont ils sont abordés. Ainsi, autour de Rand gravite une multitude de compagnons, sans le moindre faire-valoir parmi eux. Tous sont traités en profondeur, multipliant les axes d’intérêts. On ne peut pas tous les apprécier : les caractères sont trop différents et trop détaillés pour qu’on ne puisse avoir quelques têtes de Turc dans le lot mais, à mon sens, cela ne fait que contribuer à enrichir l’intérêt qu’on éprouve pour l’histoire. Enfin, on évite le double écueil du héros principal tellement omniprésent qu’il en devient insipide et tellement omnipotent qu’il en devient énervant. Au contraire, hormis dans les premiers tomes — et encore —, Rand n’est pas plus souvent le centre du sujet qu’un autre. De plus, bien qu’il devient considérablement puissant au fil de l’histoire, il n’en reste pas moins un humain avec ses forces et ses faiblesses ; son évolution n’en est que plus intéressante à suivre.

Comme je l’écris, Robert Jordan aime beaucoup s’attarder sur un personnage, développer sa personnalité, détailler son physique, ses vêtements, ses émotions, son caractère… Il apporte le même souci du détail aux descriptions de scène, usant d’un vocabulaire riche (même si, forcément, les mêmes termes finissent par revenir au bout de quelques pages, les mots n’étant pas infinis), s’attardant sur certains aspects d’un paysage, d’un outil, d’un monument… Il en résulte de longs chapitres qui peuvent, parfois, donner l’impression de s’éterniser.

Les personnages sont nombreux, et les intrigues le sont tout autant. J’ai dit qu’il restait trois tomes à écrire à la mort de Jordan. En fait, ce dernier avait prévu de boucler l’histoire en un seul dernier tome (le douzième). Après que Brandon Sanderson a repris le flambeau, toutefois, il est vite parvenu à la constatation qu’il était impossible de raconter tout ce qu’il restait en un volume, et il a dû le couper en trois parties ! Bien que captivantes, et mêmes passionnantes, la multiplication des trames associée au style prolixe de l’auteur peut parfois déboucher sur la sensation de faire du sur-place, voire de s’ennuyer. Pour cette raison, il est rare qu’on ait un avis mitigé sur La Roue du Temps : on adore, ou on déteste. Il n’y a pas d’entre-deux — du moins, je n’ai encore jamais rencontré quelqu’un qui ne se range pas dans un camp ou l’autre.

Ainsi, s’il est relativement aisé de résumer les premiers volumes, cela devient beaucoup plus difficile à partir du quatrième ou du cinquième, où les différents arcs se sont multipliés et commencent à être traités en parallèle, à parts relativement égales (et encore, certains fils rouges sont victimes d’ellipses). Il arrive aussi, parfois, qu’un tome se termine d’une façon brutale alors que la progression était plutôt laborieuse jusque là. Le déséquilibre qui en résulte n’est pas forcément très habile, pour le coup. C’est particulièrement vrai dans le dernier chapitre du tome 6, Lord of Chaos, dont la bataille qu’il relate est expédiée à la vitesse de l’éclair, laissant le lecteur sur sa faim alors qu’il a plutôt l’habitude d’être (trop, diront les détracteurs) généreusement servi en matière de pages à dévorer. D’autant qu’en temps normal, les différentes scènes de bataille, et surtout la façon dont les personnages y sont mis en scène sont suprêmement prenantes et passionnantes.

Parfois, aussi, l’auteur se laisse aller à des fantaisies qui laissent le lecteur un peu perplexe, comme dans le premier tome où, durant quelques chapitres, Jordan abuse quelque peu d’analepses, s’amusant à imbriquer les retours en arrière… L’effet pourrait être joli s’il ne perdait pas complètement le lecteur. Peut-être est-ce l’effet recherché, d’ailleurs, puisque Rand déclare lui-même se sentir perdu à ce moment de l’histoire ! Néanmoins, recherché ou pas, le résultat n’est, à mon avis, pas très convaincant.

Cependant, ces passages un peu moins maîtrisés (ou, du moins, donnant cette impression) sont rares. En temps normal, le style est limpide, l’histoire coule de source et (si on ne s’y noie pas…) c’est un plaisir incomparable que de découvrir la conclusion de toutes ces intrigues qui nous ont tenus en haleine si longtemps, de saisir au vol les références à des événements antérieurs éparpillées ci et là, de revoir certains personnages attachants croisés une fois ou deux jusque là, de sentir cet univers devenir réel, devenir sien au fur et à mesure qu’on le parcourt… Plus qu’un tome, désormais, et si j’ai hâte de poser mes mains dessus, nul doute que j’aurai l’impression de perdre quelque chose lorsque mes yeux liront la dernière phrase et que son point final m’arrachera à cet univers, ne me laissant que souvenirs et une sensation de vide que seul le temps pourra combler…